(En raison d'un problème technique, nous ne sommes pas en mesure de vous fournir l'enregistrement de l'émission. Nous vous prions de nous en excuser; vous retrouverez plus bas la retranscription des compte-rendus).
Micheline Weinstock
Gabriella Safran, Wandering Soul, Harvard University Press, ♥♥♥
Ce livre est une biographie d'An-Sky, le dramaturge Yiddish mondialement connu comme auteur du Dybbouk. Mais il s'agit de bien plus que d'un récit de sa vie : Gabriella Safran a surtout entrepris de situer ce personnage fascinant et éminemment complexe, cette « âme errante » comme elle le qualifie dans le titre de l'ouvrage.
Saluons d'abord l'extraordinaire travail accompli par l'auteur qui a épluché les archives russes et soviétiques – désormais accessibles – et parcouru les trésors des bibliothèques spécialisées publiques aux Etats-Unis et en Israël. Ainsi a-t-elle pu consulter, par exemple, la version russe initiale du Dybbouk.- que l'on croyait perdue – et qu'An-Sky traduira lui-même en yiddish avant que Bialik ne la transpose en hébreu à sa demande expresse, nous donnant ainsi la version retenue par la troupe de l'Habimah dont elle demeure le fleuron. Ajoutons qu'An-Sky a passé une dizaine d'années à retravailler cette pièce et y a notamment introduit le personnage du « Voyant », suivant ainsi une suggestion du génial metteur en scène Stanislavsky.
Stanislavsky n'était pas juif. Pas plus d'ailleurs que Vakhtangov à qui l'on doit la première représentation de la pièce en yiddish par la célèbre troupe de Vilna. Et voilà précisément ce qui définit bien cette « âme errante » qu'était An-Sky, voyageant constamment 'entre ces deux univers auxquels il s'identifiait profondément : le monde juif et la sphère russe. Dualité que révèle déjà son pseudonyme : il s'appelait en réalité Shloymè Zanvil Rappaport, mais choisira un nom de plume dont on ne sait trop s'il signifie « Anonyme » (un de ses premiers récits russes porte cette signature) ou si elle renvoie au prénom de sa mère Hannah, russifié en « An-Sky ».
Il vit donc à la lisière de deux mondes. Militant populiste et socialiste-révolutionnaire, il est engagé à Paris comme secrétaire par Piotr Lavrov, premier dirigeant socialiste russe. Profondément bouleversé par l'ampleur de la vague meurtrière de pogroms, cet internationaliste qui n'était pas loin d'idolâtrer la sainte simplicité du paysan russe en vient à soutenir au cours de la Grande Guerre le projet de Jabotinsky de créer une armée juive en tant qu'affirmation de la dignité d'un peuple éternellement vilipendé. Alors qu'il avait composé l'hymne du Bund une dizaine d'années auparavant et rejetait alors l'idée de créer ce qu'il appelait alors « un ghetto pour le Juif éternel »…
Mais grâce à sa personnalité attachante, à son désintéressement aussi, An-Sky possédait le don de se faire écouter de tous. Une anecdote illustre bien cette facette de sa personnalité : lors d'une conférence tenue à Kiev en 1916, un rabbin suscite un scandale en exigeant que l'assistance se lève en l'honneur de la Torah. « Impensable ! », hurlent les militants athées du Bund. Et c'est An-Sky qui les fait revenir sur leur décision en expliquant qu'au-delà de sa signification religieuse, la Torah symbolise l'ancienne culture juive.
Cette sensibilité hors du commun, cette incroyable faculté d'écoute et de compréhension se retrouvent dans ses écrits russes ou yiddish (regroupés en quinze volumes qui sont loin d'être exhaustifs), l'extraordinaire expédition ethnographique juive qu'il a dirigée en Russie avant la Première Guerre Mondiale et sa pièce fétiche : comme Peretz, comme Buber, An-Sky - pourtant élevé loin du hassidisme – a su en saisir l'essence. Bien mieux même que certains croyants.
Andrew Delahunty et Sheila Dignen, Adonis to Zorro, Oxford University Press, ♥
Vous lisez un texte quelconque et vous tombez sur le nom de Sylvester Stallone ou de Mary Poppins. Ou sur une expression telle que "poor little rich girl". De qui (ou de quoi) s'agit-il ? A qui (ou à quoi) fait-on allusion ? Eh bien, ce dictionnaire est justement conçu pour des nuls de cette espèce. Alors, si vous ne situez pas cet A:lcatraz dont on vous rebat les oreilles, consultez ce dictionnaire...
The Jewish Quarterly Review, Printemps 2010, ♥♥
Ce numéro constitue la deuxième livraison du centième anniversaire de la célèbre revue juive américaine.
Dans l'impossibilité de rendre compte de tous les articles, nous n'évoquerons ici qu'une seule étude due à la plume du Professeur Eyal Regev qui enseigne à l'Université Bar-Ilan. Ce chercheur s'est interrogé sur l'idéologie qui animait le roi Hérode que l'on présente habituellement comme un partisan fanatique de la romanisation de la Judée.
Entendons-nous : Hérode était évidemment convaincu que dans le contexte d'une Méditerranée dominée par le pouvoir impérial romain, un petit pays comme la Judée n'avait d'autre alternative que de s'allier à la superpuissance latine. Avait-il tort de le penser ? On remarquera en tout cas qu'en dépit de l'héroïsme des insurgés, les soulèvements juifs contre Rome ont débouché sur autant de catastrophes; Rechercher les voles d'une coexistence avec Rome relevait donc en somme d'une politique de prudence.
Il est d'usage de représenter Hérode, non seulement comme un vassal complaisant de la Rome impériale, mais en outre sous les traits d'un Iduméen hellénisé dont la judéité était très superficielle. Eh bien, cette vision doit être sérieusement revue. Eyal Regev nous démontre que cette caractérisation - puisée pour l'essentiel dans les écrits de Flavius Josèphe - est inexacte.
Sur l'insistance d'Hérode, les époux non juifs de ses filles devront accepter de se soumettre à la circoncision et de se convertir au judaïsme. D'autre part, les fouilles archéologiques ont prouvé que ses nombreux palais regorgeaient de mikva'ot, c'est--dire de bains rituels. Ainsi, en transformant dans ses demeures royales le frigidarium romain en bain rituel, il est parvenu à combiner les pratiques balnéaires romaines et le respect des pratiques religieuses juives, le confort gréco-romain et la piété. Ajoutez à cela que dans ses discours il déclare expressément que l'alliance avec Rome sert les intérêts religieux juifs. Et il le démontrera en intervenant avec succès auprès de l'empereur Agrippa pour défendre les droits religieux des Juifs d'Ionie.
Quoique l'on pense donc d'Hérode, ce monarque est resté fidèle au judaïsme, contrairement aux légendes tissées à son sujet.
The Jewish Quarterly Review, Eté 2010, ♥♥
La dernière livraison de la célèbre revue savante américaine contient plusieurs études passionnantes consacrées au monde séfarade.
Les Professeurs Julia Cohen et Sarah Stein nous révèlent l'intensité des recherches sur le judaïsme dans le monde ottoman à partir du dernier tiers du XIXe siècle. Contrairement à ce qui fut le cas pour le monde ashkénaze, on n'y connut pas de coupure entre le monde rabbinique orthodoxe et les partisans des Lumières. Et les savants juifs y collaborent avec le monde académique espagnol ainsi qu'avec leurs collègues musulmans, grecs et arméniens. Ainsi, le Grand-Rabbin Bejerano d'Istanbul prenait plaisir à enseigner l'hébreu aux étudiants de théologie roumains du temps où il dirigeait une école juive à Bucarest et confie au compositeur arménien Kirkor çulhayan Effendi le soin de mettre en musique des poèmes religieux hébreux dans la meilleur style classique ottoman.
De leur côté, James Loeffler et Judah Cohen consacrent des études fouillées au compositeur Abraham Tsvi Idelsohn que l'on tient pour le fondateur de le musique israélienne et dont les recueils et enregistrements de musique juive des différents pays d'Orient font encore toujours autorité.
Jonathan Schorsch publie pour sa part une recension de sept livres récents consacrés au monde fascinant du négoce séfarade du XVIe au XIXe siècle et des identités complexes de ceux d'entre eux qui furent des Crypto-Juifs ou en étaient les descendants. Ceux d'entre vous qui qui se sont passionnés pour les films sur les corsaires et autres forbans des mers tropicales seront sns doute heureux d'apprendre que parmi les bandits qui écumaient les navires dans les Caraïbes, on comptait également des pirates juifs...
Tamara Kawam
Aultes
Yehoshua Kenaz, Chair sauvage, Actes Sud, ♥♥♥
Recueil de nouvelles remarquable qui entraine le lecteur dans différents registres. Dans le premier texte par exemple, celui qui a donné son nom au recueil, Chair sauvage, une jeune réfugiée, rescapée des camps, cousine du mari de la narratrice, habite chez eux. Elle est jolie et intelligente, mais insiste pour raconter tout ce qui lui est arrivé au premier venu et lui montrer ce qu'elle nomme sa « chair sauvage », de petites excroissances de peau, protubérances roses rougeâtre dont elle dit que ce n'est pas sa chair mais celle des Allemands, et qu'elle n'en veut pas chez elle.
Mais le récit part dans plusieurs directions à la fois : s'il parle de Clara, il évoque aussi la distance que la narratrice sent s'installer entre son fils qui entre dans l'adolescence et elle-même, raconte une soirée culturelle un peu grotesque, au cours de laquelle la narratrice doit jouer avec son fils. Elle redoute que Clara ne prenne la parole pour raconter ses histoires de chair sauvage, s'impatiente d'un exposé de littérature verbeux et ridicule. Ils ont beaucoup répété, mais au moment de jouer, elle s'évanouit.
Nous retrouvons le fils au centre du texte suivant, dans une bande d'enfants, terrorisés et fascinés par Dassa Eliahou, un homme étrange au physique repoussant. Le côté surnaturel du premier texte a fait place au quotidien, au banal. Les textes nous entraînent de l'un à l'autre. Dans Le sac noir un petit garçon devient lui-même une sorte de paquet encombrant pour le père qui l'oblige pratiquement à commander du houmous, plat que l'enfant déteste. La nouvelle décrit sur le ton de l'objectivité ce père absent, égocentrique, impatient, qui s'ennuie auprès de son fils qui finit par le laisser seul au café, non sans lui avoir proposé un coca avant de partir. Le petit garçon rentre seul, vomit dans un jardin son repas – et son père – et rentre, désolé de sentir mauvais et d'avoir tâché ses vêtements.
Appartement sur cour raconte une soirée bizarre au cours de laquelle personne ne s'amuse, pestant que la télévision ne fonctionne pas alors qu'il y a un match important, ponctuée par les menaces un peu théâtrales d'une voisine acariâtre parce qu'elle prétend qu'un invité a « fait »dans les escaliers, et qui finit par la découverte d'un cadavre dans les toilettes. La description satirique de la soirée tourne en drame et s'arrête net sur le spectacle du corps sanglant, avec tout on mystère.
La force de Kenaz, c'est de nous plonger chaque fois dans des atmosphères fortes, différentes, avec ce regard critique et féroce sur notre petit monde. On lui devine un sourire caustique. Un quotidien qui nous emmène parfois aux frontières du réel - ou de la folie. Regard impitoyable mais aussi sans amertume, en retrait. La mort n'est jamais éloignée. Pourtant, les textes les plus poignants sont ceux qui ne l'évoquant pas.
Jean-Philippe Blondel, G229, Buchet & Chastel, ♥♥
Plus que le portrait d'un prof, ce sont des bribes de quotidien à travers les années. Un vécu auquel je me suis identifiée, plutôt qu'un portrait.
Ce que j'ai trouvé le plus frappant, c'est sa tendresse pour ses élèves, qu'il apprend à connaître, avec lequel il rit, qu'il voit se dépêtrer dans leurs contradictions, grandir, puis, parfois, revoit vieillir.
Les passages consacrés au voyage scolaire rendent bien la contradiction du rôle : on redoute les dérapages, le manque d'intérêt, mais comme les profs sont d'indécrottables optimistes, ils y croient quand même malgré tout.
Et puis, chez tous les professeurs, à force de voir les élèves partir et devenir des adultes, on a toujours aussi un peu l'impression d'être resté en arrière, de rester sur place. ce sentiment aussi, il le rend très bien, à travers ce petit dialogue :
Quand on lit un récit de prof, on s'attend un peu à y trouver des revendications ou un constat désabusé. C'est tout le contraire. Un texte profondément humain, humble et chaleureux.
Jeunesse
John Burningham, Préférais-tu …, l'école des loisirs, 4+, ♥♥
Jeu de questions sur des situations difficiles et d'imagination à partir du quotidien. Questions parfois amusantes : préférais-tu être avalé par un poisson ou croqué par un crocodile ? Que ton papa vienne danser devant la classe, ou ta maman se mette à crier devant tout le monde ? Etre perdu au milieu du désert ou dans la foule ? Vivre avec un poisson dans un bocal ou des poules dans un poulailler ?
Le petit Oulipo. Anthologie de textes de l' Oulipo, réunis par Paul Fournel, Images de Lucile Placin, Rue du Monde, 8+, ♥♥♥
Toute grande réussite que ce recueil de poèmes qui présente en même temps les procédés utilisés par les poètes : le tautogramme (tous les mots commencent par la même lettre), le lipogramme (on évite délibérément une seule lettre), la contrainte du prisonnier (peu de papier, dont obligation de n'utiliser que des lettre qui ne dépassent pas), monovocalisme (une voyelle), … Un vrai bonheur de découvrir ces jeux et textes avec les enfants sensibles à la langue. Des illustrations magnifiques.
Alain Serres & Laurent Corvaisier, Je suis un humain qui peint, Rue du monde, 8+, ♥♥♥
Itinéraire d'un peintre, parcours d'une vocation, initiation à sa vision et à son art. Le lecteur apprend à aimer ses couleurs, à voir le tableau avancer. Un texte rédigé avec humour, poésie, c'est une rencontre en fait, à travers une voix et des images.
Marie Caillet, L'héritage des Darcer, Michel Lafon, 13+, ♥♥
Marie Caillet a 18 ans. Je suis remplie d'admiration pour cette toute jeune femme qui vient de publier un texte aussi dense et bien construit.
L'héritage des Darcer raconte l'histoire de la dernière représentante de la famille royale des Darcer. Enfant adoptée, elle découvre son ascendance en même temps que son adoption, et fuit avec la perspective de trouver le trésor dissimulé par son ancêtre Madael, et de reconquérir son trône, occupé par un usurpateur.
La famille Darcer se reconnaît à son don d'ailes : Madael se changeait en dragon, son fils en rapace. Pour Mydria, il s'agit d'un papillon, métamorphose fragile et minuscule qui tourne en dérision la fin de la lignée. Désormais en fuite, recherchée par le roi, Mydria sera à la fois la prisonnière et la reine d'un groupe de criminels, soigneusement triés sur le volet pour leur adresse et leur manque de scrupules. Dans leur folle équipée, bravant l'armée du roi qui les recherche, mais aussi les pièges d'une nature sauvage et qui tend des pièges, les groupe, solidaire, continue à avancer malgré les pertes.
Pour la petites fille riche et superficielle qu'était Mydria, une nouvelle vie commence, riche en apprentissages : endurance, courage, entraide, peur, lutte. Elle change, s'adapte en faisant preuve d'un grand courage, même si elle s'en croit incapable.
Une relation complexe se noue entre ces assassins et la jeune fille, entre crainte, admiration et incompréhension mutuelle. Une relation qui évolue, parce tous les personnages eux-mêmes changent au cours de leur quête. Une quête improbable et sans pitié, qui les laissera meurtris et différents.
Marie Caillet a choisi de terminer son roman loin du « et ils furent heureux et eurent beaucoup d'enfants ». Au contraire, elle le termine dans le vague des chemins qui se séparent et d'un destin à reconstruire.
Celia Rees, Illyria, Seuil, 12+, ♥♥
Illyria raconte à la fois la suite de la pièce de Shakespeare, La nuit des rois, et l'histoire de sa rédaction. Celia Rees met en scène Shakespeare lui-même, décrit sa rencontre avec l'héritière du trône d'Illyrie, qui lui raconte son histoire et lui demande de l'aider. Entraîné un peu malgré lui dans cette intrigue, Shakespeare aide Violette à récupérer la précieuse relique sans laquelle elle refuse de rentrer chez elle une fois les obstacles politiques abattus.
Roman d'aventure, d'intrigues de pouvoir, d'amour, qui mêle donc histoire et fiction, et qui campe quelques très beaux personnages. Violette est vulnérable, belle et courageuse, farouchement attachée à son idéal. Le jeune premier manque par contre de caractère : on a l'impression de pouvoir l'échanger avec n'importe quel autre prince. Les personnages secondaires sont les plus intéressants. Le lecteur sera sans doute conquis par Feste, clown, bouffon, un petit homme dévoué, d'une fidélité et d'un courage à toute épreuve dont l'habileté tient du génie des bois. Un personnage qui ne brigue aucun statut, sans orgueil de classe, dévoué à son rôle de protecteur indéfectible de Violetta. Ou par Robin, ce garçon un peu sauvage, qui communique plus facilement avec les animaux qu'avec les hommes, aussi loyal qu'adroit. Une aura trouble entoure les objets sacrés, comme la pierre de divination détenue par Violetta et si convoitée.